mercredi 18 juin 2014

ARTAUD, VAN GOGH ET MARTHE ROBERT. Un témoignage occulté.

Un notable témoignage de Marthe Robert figure vers la fin de la deuxième partie du documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, La Véritable histoire d'Artaud le Mômo, 1993 (Documentaire, DVD, Arte Video). Marthe Robert y relate la visite qu'elle fit de l'exposition Vincent Van Gogh, en 1947, à l'Orangerie des Tuileries, en compagnie d'Antonin Artaud.

Cet intéressant témoignage semble - actuellement, et alors que les foules se pressent devant les œuvres de van Gogh et du Mômo - être littéralement passé à la trappe... Il mérite pourtant d'être rapporté. Frédéric Mitterand est un des rares à l'avoir évoqué, sur France Inter (le 13 mars 2014) dans le cours de son émission consacré à l'exposition van Gogh/Artaud du Musée d'Orsay.

«Cette exposition van Gogh de l'Orangerie, explique Marthe Robert, j'y suis allée avec lui la première fois. Je ne crois pas qu'il y soit retourné, mais je ne sais pas. » Cette exposition, il l'a, dit-elle, parcouru « au pas de course ». Impossible de le suivre. Je ne pouvais pas regarder les toiles. Il marchait comme un boulet de canon. » Marthe Robert croit alors que, fatigué, il n'a rien vu de l'exposition. - Elle se rendra compte plus tard, à la parution du texte d'Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, que celui-ci avait tout vu et enregistré dans les moindres détails.

A la suite de cela, précise-t-elle, il a été chez Jacques Germain (peintre, il fut le premier mari de Marthe Robert), chez lequel il a écrit le van Gogh « en très peu de temps. « Il a du vous le raconter », s'enquiert-elle auprès des deux réalisateurs.

Notons qu'en dépit du titre du documentaire en question (La Véritable histoire d'Artaud le Mômo), il s'agit bel et bien, dans les récits des témoins interrogés, de la reconstruction des derniers mois de la vie d'Artaud au travers de souvenirs qui peuvent être réels ou défaillants (par manque ou par excès). Ce que revendiquent explicitement Gérard Mordillat et Jérôme Prieur : « La chronologie précise, les contradictions entre les témoignages, tout cela, disent-ils, n'avait aucune importance. Disons que ce film progresse déjà selon une sorte de principe « talmudique » : tous les commentaires sont exposés, le sens est produit par la somme de leurs différences... » (Livret du DVD)

Qui est Marthe Robert ? La jeune femme et Antonin Artaud se connaissent depuis 1935 : le poète l'avait abordée alors qu'elle lisait les Essais de Montaigne à la terrasse du Dôme. Elle deviendra une spécialiste reconnue de l'œuvre de Kafka. Marthe Robert fut une des très rares personnes à rendre visite au poète à l'asile de Rodez. Elle fait partie de ceux à qui fut déléguée (par Ferdière et Jean Paulhan) la mise en œuvre du processus permettant le retour d'Artaud à Paris. À la « libération » du poète en mai 1946, c'est souvent chez Marthe Robert qu'Artaud prend une partie de ses repas. Artaud lui est très attaché et l'on comprend qu'elle ait pu l'accompagner dans sa visite à l'Orangerie.

Notons encore que - contrairement à ce qui peut circuler ici ou là sur Internet - Paule Thévenin (certes longuement interviewée par Prieur et Mordillat) n'évoque à aucun moment dans ce documentaire la visite de l'exposition van Gogh à l'Orangerie. Certains se seront donc trompés - ou auront été la proie d'une hallucination - qui auront confondu Marthe Robert et Paule Thévenin (cf. cette remarque d'une des internautes (miss Sing) dans les commentaires de l'article que Lunettes rouges consacre à l'exposition, Lire ou regarder : van Gogh ou Artaud).

Le récit de Paule Thévenin, retenu par les conservateurs de l'actuelle exposition du Musée d'Orsay et pour le catalogue et pour la mise sur pied de l'exposition van Gogh, est celui qui figure dans les notes du tome XIII des Œuvres complètes du poète (Gallimard,1974), dans lequel figure l'édition du van Gogh, le suicidé de la société, mise en œuvre par Paule Thévenin.

Ces deux témoignages, celui de Paule Thévenin et celui de Marthe Robert, semblent contradictoires. Les conservateurs d'Orsay avaient-ils connaissance du 2e témoignage ? On ne sait. - Ils n'ont en tout cas pas retenu le « principe talmudique » qui avait présidé à la mise sur pied du film de Prieur et Mordillat et qui voulait que toutes les « vérités » soient présentées. Ils ont nettement tranché en faveur d'une « vérité » : celle de Paule Thévenin.

Alors ? - Je penche - pour ma part et cela concerne la TOTALITE des témoignages concernant la vie et l'œuvre d'Antonin Artaud - en faveur du « principe talmudique » énoncé par Prieur et Mordillat : à savoir la collection et juxtaposition de toutes les « vérités », le sens (un sens) finissant bien par émerger de la confrontation de ces témoignages contradictoires...

lundi 9 juin 2014

L'érotisme selon COURBET.

Thierry Savatier, COURBET. Une révolution érotique (Editions Bartillat, 2014).

Courbet "est par excellence le peintre d'une création saine jusqu'à l'outrance, et qui se dissout dans le gras-fondu de sa santé même. Ses recherches de grosse animalité satisfont ses appétits de cuisine et de femme, et il peint par tempérament la plantureuse redondance des matrones enflées jusqu'à crever, les grasses chairs moites des filles d'amour, le dépoitraillement étalé des femmes au bain." (Camille Lemonnier, G. Courbet et son œuvre, 1888)

Le fameux tableau de Courbet, L'Origine du monde, n'en finit pas de défrayer la chronique. De rebondissement en rebondissement, il semble que l'on tende sans cesse à plus de réalisme. Comme si la représentation picturale se devait de déboucher in vivo sur le corps même de la femme. Vieille problématique qui est de dépasser, transgresser la peinture et le motif : ce fameux motif - le sexe féminin - qui aura fait couler tant de discours et qui est entré depuis peu, le jeudi 29 mai 2014 - au Musée d'Orsay - dans la sphère de la performance.

Parmi les livres qu'aura suscités le fameux tableau, citons le patient et passionnant travail de détective qu'aura mené Bernard Teyssèdre dans son ouvrage Le roman de l'Origine (Paris, Gallimard, 1996 et 2007). En 2006, Thierry Savatier consacra lui-même un ouvrage à L'Origine du monde. Histoire d'un tableau de Gustave Courbet (Bartillat, 2006).

Le propos érudit, et très référencé, de Thierry Savatier est aujourd'hui de resituer Courbet dans l'histoire de l'art et plus précisément au sein de ce que l'on peut considérer comme l'histoire - chaotique et troublée - de l'érotisme dans le champ des arts plastiques. Courbet marquerait alors un tournant décisif, amorçant la possibilité de ce que l'auteur nomme "une révolution érotique".

L'essentiel de la problématique tourne autour de la représentation de la femme et tout particulièrement du nu féminin. Longtemps, celui-ci fut considéré et représenté de façon éthérée. Et non réaliste, la prise en compte du plaisir féminin relevant, par ailleurs, du tabou suprême.

Courbet se serait donc affranchi des contraintes du goût, de la morale et de la pudeur en traitant ce corps (masqué, honni, affadi et transformé) de manière réaliste. Sans craindre de le montrer tel qu'en lui-même : corps de chair et d'humeurs matérielles. — Les formes des femmes de Courbet sont celles de ce réalisme-là que l'on pouvait imaginer en plein 19e siècle. Tout réalisme est une forme de construction. Pourchasser la "femme réelle" ou sa représentation est bien sûr un petit jeu voué à l'échec.

Il y a, maintenant, ce que racontent ces toiles et ces corps peints par Courbet, l'ensemble des fantasmes qu'ils suscitent, tout particulièrement dans la gente masculine. Et cela en dépit (ou à cause) de la coloration ou expression saphique qui se fait jour dans bien des tableaux.

Tout cela, Thierry Savatier le sait bien, qui se faufile adroitement dans le dédale des arguments des uns et des autres (moralistes, juristes, critiques d'art ou simples amateurs…). Et nous nous faufilons tout aussi bien à sa suite, dans le dédale et le lacis des courbes et contre-courbes de ces avatars érotiques qui continuent de perturber nos contemporains… et contemporaines…

Le livre de Thierry Savatier

Bernard Teyssèdre, Le roman de l'Origine