dimanche 26 février 2012

AI WEIWEI, « LUNETTES ROUGES » ET LA NON PHOTOGRAPHIE.

Graines de tournesol.

L'exposition d'Ai Weiwei au Musée du Jeu de Paume (ENTRELACS) suscite d'intéressantes et symptomatiques prises de position.

Intéressantes
, parce qu'elles concernent un médium bien particulier, la photographie, qui n'a pas toujours été un « art » et dont bien des usages (documentaires, administratifs, policiers, etc.) ne relèvent précisément pas de cette catégorie (parfois difficile à cerner) de « l'art ».

Symptomatiques
, parce qu'elles illustrent à merveille la position vis-à-vis de l'art de nos sociétés occidentales, position que remettent en cause et la situation et le contexte de certains pays, à commencer par cette immense Chine dont Ai Weiwei est ici le représentant.

Parmi toutes ces réactions, j'ai été frappée par celle de « lunettes rouges » dont le titre provocateur est certes à prendre au second degré mais qui n'en illustre pas moins le point de vue de beaucoup : « Ai Weiwei au Jeu de Paume : n'y allez pas pour voir des photos ».

L'auteur du papier n'est certes pas dupe. Il multiplie les nuances et prend ses distances vis-à-vis de tout jugement à l'emporte-pièce. Mais l'on comprend bien que son propos, pour se vouloir pédagogique, n'en reflète pas moins ses propres interrogations et ses doutes.

Le propos est d'autant plus amusant que, dans l'exposition du Jeu de Paume, il n'y a précisément que des photos (et des vidéos). On ne risque donc pas de les rater. Le parti-pris de ces clichés (très nombreux et, pour une large part, postés par Ai Weiwei sur son blog) n'est pas « esthétique ». Ces photographies prises rapidement et diffusées instantanément relèvent de la banalité et du dérisoire le plus quotidien.

Ce sont ces mêmes photographies (plus ou moins « banales » ou esthétisantes : certains blogueurs entendent, eux, poster de « belles photos ») que des millions de blogueurs déversent chaque jour sur les pages d'Internet.

Dans cette exposition, il ne s'agirait donc pas « d'Art », mais d'une sorte d'activité, parallèle, personnelle et militante, qu'Ai Weiwei mènerait en quelque sorte à l'insu de son art (Weiwei est aussi sculpteur, designer, performeur, etc.). Il avait ainsi recouvert le sol de la Tate Modern de millions de graines de tournesol en céramique, faites à la main (Sunflowers Seeds, 2010) et sur lesquelles les premiers visiteurs de l'exposition purent marcher.

Mais la chose n'est pas si simple car, on le sait bien depuis Duchamp, la frontière pour un artiste entre sa « vie », son « emploi du temps », et son « œuvre », est des plus poreuse. Et il semble bien que notre artiste chinois n'ait que faire de ces distinctions oiseuses entre l'art et la vie. Le peintre américain Rauschenberg ne déclarait-il pas travailler dans « l'intervalle » et la zone intermédiaire entre art et vie !

Les relations - paradoxales et conflictuelles - entre art et militantisme ne sont pas chose neuve. L'actuel débat autour de l'œuvre photographique de Weiwei renouvelle en tout cas la problématique.

Qu'aurait-on dit, en effet, si l'artiste chinois dissident nous avait présenté au Jeu de Paume de beaux clichés, « puissants » (comme disent les critiques), esthétiques, et du plus bel effet ? Leur charge contestataire n'en aurait-elle pas été amoindrie ?

Ce sont des questions auxquelles je ne prétends pas ici répondre. Elles méritent en tout cas d'être posées.

Cette exposition, on l'aura compris, est tout sauf anodine. Elle gratte les consciences, les idéaux et les jugements de valeur esthétique là où ça fait mal. Courrez donc voir cette exposition de « non-photographies ».

Le « papier » de « lunettes rouges ».

samedi 25 février 2012

BERENICE ABBOTT. LA PASSION DU DÉTAIL.

Butcher, New York, 1938 ©Berenice Abbott

« Tout dans ses photographies est merveilleusement distinct, aucun détail n'est dédaigné. La texture du sol, la devanture, les tissus du magasin, tout a la même importance. » (Berenice Abbott, Sur les photographies d'Eugène Atget)

D'Eugène Atget dont elle découvre à Paris l'œuvre singulière et qu'elle contribue à faire connaître outre-atlantique, Berenice Abbott retient avant tout la rigueur et la précision, l'absolue netteté et le caractère « étale » du regard de son grand aîné. Ce regard ne privilégie aucun élément visuel : la photographie enregistre et met tout sur le même plan.

Elle-même travaillera par la suite à la manière d'une entomologiste, passionnément (ou froidement, mais c'est ici la même chose) attachée à répertorier chaque détail, chacune des mille et une facettes du monde.

Peuplée d'une foultitude de signes différenciés, la mégalopole des années 1930 est particulièrement propice à ce type de description. New York s'offre au regard à la façon d'un gigantesque étal, regorgeant de figures, d'images, d'objets, de signes, aux formes innombrables.

C'est ainsi que vous découvrirez - dans l'œuvre de Berenice Abbott - l'étal du marchand de couleurs, avec ses brosses, ses pinceaux, ses outils, cordages et instruments divers (« Hardware store » 306-318 Bowery, New York City, 1937). Ou la devanture, si précisément graphique, avec ses lettres et ses chiffres, du boucher (« Jacob Heymann, Butcher shop », 345 6e avenue, New York, 1938). Viandes et volailles - dinde, oie, agneau, porc, jambon, etc. - sont ici réduits à leur simple réclame et à quelques chiffres.

Nous voici maintenant devant l'extérieur du « Lyric Théâtre » à New York, en 1936 : les affiches et panneaux-réclames informent le passant de la représentation du jour. - Aujourd'hui : Chaplin. Bien nette et bien découpée, sa figurine de carton (ou de métal) vous salue au passage.

Plus loin, c'est le détail du menu du restaurant Blossom, situé au sud de Manhattan, au 103 de la Bowery, qui capte votre attention. Aujourd'hui encore, grâce à ces clichés, nous savons quel était le prix des divers plats : œufs, rôtis, etc., Et jusqu'aux tarifs du barbier dont l'officine jouxte le restaurant.

On buttera enfin sur l'étalage du marchand de journaux ("Newsstand"), situé à l'angle de la 32e rue et de la 3e avenue. Le cliché fut pris le 19 novembre 1935 (notez la précision journalistique de la date). On peut y admirer les photos des stars et starlettes de l'époque.

Tout à l'opposé du flou pictorialiste, en vogue à la fin du XIXe siècle, la photographie s'apparente désormais au travail de l'ethnologue ou du documentariste. Il s'agit d'enregistrer le réel dans la moindre de ses facettes, de fixer et d'épingler les moindres recoins de la réalité - que celle-ci soit naturelle, humaine, sociale ou scientifique. Avant d'être un art, la photographie apparaît dès lors comme un instrument de mise en coupe systématique des apparences.

La grande ville est soumise au scalpel de l'appareil photographique. La lettre bien sûr est omniprésente dans ces clichés. Elle se décline sur tous les modes dans les vitrines et les espaces ouverts du monde urbain. Et se voit renforcée dans son statut de signe éminemment graphique par l'utilisation du noir et du blanc. Les contrastes règnent, assurant à l'image un impact puissant.

Musée du Jeu de Paume - Berenice Abbott (1898-1991),
photographies. Du 21 février au 29 avril 2012.


À lire : Olivier Lugon, Le style documentaire. D'August Sander à Walker Evans, Macula, 2001.

mercredi 22 février 2012

AI WEIWEI, BLOGUEUR ET DISSIDENT.

Artiste polyvalent, personnage engagé dans les luttes de son temps, Ai Weiwei a défrayé toutes les chroniques. Le monde des réseaux, la prolifération des images, l'instantanéité de la transmission de l'information sont pour lui des armes qu'il brandit à la face des autorités de son pays.

Entre 1983 et 1993, le jeune homme séjourne à New York où il fréquente l'East Village. Il découvre le monde de l'art et la singulière faune artistique new-yorkaise. Il se passionne pour Marcel Duchamp, comprend que l'art est affaire de liberté, d'indépendance d'esprit, de communication aussi... Il prend alors des milliers de clichés photographiques.

Rentré en Chine, il touche à tout : design, architecture, sculpture, etc. Il joue aussi un rôle essentiel de fédérateur au sein des artistes chinois. Rôle d'autant plus important que tout est alors à faire. C'est le moment, au tout début des années 2000, où l'on assiste à l'émergence d'une scène artistique chinoise, d'abord très marquée par une esthétique pop et qui va découvrir la vidéo, la performance et les nouveaux moyens de communication comme le net. Les artistes chinois s'imposent rapidement sur le plan international. Ai Weiwei est alors de ceux qui participent pleinement à l'aventure de l'art chinois contemporain.

C'est son travail documentaire et engagé de photographe, de vidéaste et de blogueur que présente aujourd'hui le Jeu de Paume. La puissance et la banalité des images contemporaines sont utilisées par lui à haute dose. Son travail est à l'échelle du continent chinois : il est constitué de dizaines de milliers d'images (souvent prises avec son téléphone portable) qu'il répercute en permanence sur ces réseaux sociaux dont il démontre le double pouvoir d'affirmation et de dérision.

C'est là une façon pour la réalité de ne pas disparaître trop vite, les livres, les expositions servant ensuite de relais. Parmi toutes les images de son blog, il y a strictement de tout : des raviolis chinois, les facéties de son chat, des plantes, des portraits, des milliers de portraits, les lieux traversés, mais aussi des terrains vagues, encore encombrés des débris et de la poussière des hutongs, ces anciens quartiers traditionnels que le pouvoir chinois détruit peu à peu. Ou bien encore les photos de manifestants portant des banderoles.

Ces milliers de photographies furent saisies par la police au moment de l'arrestation d'Ai Weiwei en avril 2011. On imagine l'absurdité de la situation à laquelle furent confrontés les zélés fonctionnaires qui eurent à faire le tri entre les raviolis chinois, les paysages, les plantes, les photos du chat et ces photos de terrains vagues, parlantes - d'abord et avant tout - par ce qu'elles ne montrent plus...

Ces hutongs, je les avais photographiés durant mes séjours en Chine au début des années 2000. Comprenant bien qu'ils allaient disparaître. Les voyant déjà réduits (comme autour de la Cité Interdite) en quartiers fantômes.

Interdit de sortie du territoire chinois, absent donc de son exposition, Ai Weiwei nous embarque dans le train fantôme et l'entrelacs de ses images. Actuelles, taillées en pleine réalité : ce sont les images du monde où nous vivons.

AI WEIWEI : ENTRELACS.
Musée du Jeu de Paume. 21 fév-29 avril 2012.

dimanche 19 février 2012

DOUBLURES DE BLOG ET BLOGS FANTÔMES.

©FDM, 2011

Chaque blog (ou page de rencontre) se double et se redouble de toutes ces impressions, idées, esquisses qui nourrissent la vie quotidienne et que l'on destine - de manière plus ou moins fugace - à cet espace et ce territoire que l'on a peu à peu tissé entre soi et le monde. Comme une peau ou un espace transitionnel.

La plupart de ces « blogs » esquissés ne franchiront jamais la passe qui les feraient parvenir jusqu'à vous. Ils restent dans le monde des limbes. Demeurent secrets. Ils existent cependant et j'ai une prédilection toute particulière pour ces enveloppes virtuelles, ces impressions en points de suspension, ces tracés inaboutis.

J'en ai rêvé ainsi des myriades de « petits papiers ». Tout au long des promenades, rêveries, lectures et découvertes. Des chocs aussi que procurent les aléas de la vie culturelle et de la vie tout court.

Ils demeurent là - en marge du BLOG. Inaperçus, mais bien présents. Ils constituent comme un tuf et un terreau. Une profondeur. Ce que j'écris, et qui affleure à la surface du BLOG, se double et se redouble en permanence de ces pensées, sensations, sentiments qui eurent brièvement leur couleur et leur tonalité, et se sont estompés.

La vie a repris le dessus. Avec ses contraintes. Sa richesse. Les livres à écrire (les vrais) qui exigent un temps et une attention que l'on soustrait à la rêverie du BLOG.

Mais n'oubliez pas, lecteurs, passants :

ce BLOG est entouré d'une peau, de plis, de replis, de mondes, de réseaux.

Et de la lumière de ces étoiles qui - lointainement - cheminent vers vous...

dimanche 12 février 2012

LA SAGA EUROPÉENNE DES TRINITAIRES.

Le miracle des Trinitaires.
Saint-Thomas-in-Formis (Rome, vers 1210).

Jean-Luc Liez, L'art des Trinitaires en Europe (XIIIe-XVIIIe siècles), Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2011.

Jean-Luc Liez nous offre ici la reconstitution minutieuse de cette grande épopée qui mena l'ordre religieux (peu connu) des Trinitaires à essaimer à travers l'Europe. Construisant des « maisons », églises, couvents.

Fondé à l'aube du XIIIe siècle, à la suite d'un « miracle » et d'une vision, par Jean de Matha et Félix de Valois, l'ordre s'arroge une fonction singulière : celle de la rédemption et du « rachat » des captifs. Nous sommes à l'époque des Croisades en terre sainte ; de nombreux chrétiens sont faits prisonniers, qui souffrent et risquent de surcroît d'abjurer leur foi.

Ce souci du rachat (des âmes et des corps) s'étendra ensuite aux infidèles, susceptibles d'être convertis et eux aussi « rachetés ». Ce qu'illustre bon nombre de représentations (concrétisées sous forme de mosaïques, de sceaux, de chapiteaux, etc.) qui nous montrent le Christ ou le Trinitaire, homme de Dieu, chargés de désenchaîner les captifs.

Le thème du rachat des âmes revêt ici un double aspect : matériel et spirituel. Le rachat des âmes se double en effet d'une entreprise de délivrance effective des prisonniers. L'ordre se dote donc de moyens lui permettant de payer des rançons. Il reçoit des dons de fidèles soucieux de racheter leurs propres péchés en acquérant ces fameuses « indulgences » qui firent couler tant d'encre. Toute une économie s'organise de manière à produire de la richesse. Ces biens sont ensuite échangés, troqués pourrait-on dire, contre le chrétien captif ou l'infidèle converti et lui aussi persécuté. Tout cela est strictement codifié et quantifié dans de nombreux textes.

C'est la découverte de Cerfroid (en Champagne), haut lieu de la pensée trinitaire, qui fut le point de départ de la recherche de Jean-Luc Liez. Cette recherche s'est poursuivie dans toute l'Europe (dans les diverses provinces de ce qui n'est encore ni l'Italie, ni la France, et jusqu'en Espagne, au Portugal, en Ukraine, au Royaume-Uni, en Irlande, etc.) où l'ordre, devenu puissant, inspire la construction d'églises, la production de sceaux, de sculptures, de tableaux, etc.

La fonction d'échange de la monnaie, de l'or, de l'argent, etc., prend ici un sens très particulier. La monnaie est ce matériau, ductile, symbolique, cet échangeur qui permet d'inverser un état et de transformer le réel. L'action de s'enrichir et de commercer, celle aussi de recevoir, acquièrent de la sorte un sens religieux. Un pont est comme construit entre les deux ordres du ciel et de la terre. On débouche là sur ce que Bossuet nommera « la céleste monnaie », celle que le Christ symbolise au premier chef, lui qui apparaît comme « le Rédempteur », celui qui est venu sur terre racheter les péchés des hommes.

L'art sert de fil conducteur à l'ensemble de l'étude. Un CD-Rom de plus de 300 pages contient les fiches détaillées et les reproductions photographiques des sites et monuments étudiés. Partez donc, comme l'auteur le fit lui-même, dans une navigation au long cours, lente, patiente et précise, au travers des paysages et figures de pierre, de cire et de pigments de l'art des Trinitaires.

Livre : L'art des Trinitaires en Europe

jeudi 9 février 2012

EIS ANTONIN ARTAUD. VOICI ANTONIN ARTAUD (PERSPECTIVA).

« ... chaque langue est une façon de sentir l'univers ou de le percevoir. » (Jorge Luis Borges)

Parution, en ce début d'année 2012, aux Éditions Perspectiva (Sao Paulo) de la traduction brésilienne de ma grosse biographie d'Artaud sortie en 2006 aux Éditions Fayard. Une belle et savante traduction. Élégamment préfacée par Isa Kopelman et par Jaco Guinsburg dont on connaît la passion pour le théâtre et les avant-gardes du XXe siècle.

Une traduction est toujours un grand moment de bonheur pour un auteur. Elle excentre les territoires habités, renouvelle et réinvente (comme l'a suggéré Jorge Luis Borges) ces autres habitacles qui sont ceux de la langue.

À commencer par ce titre de l'ouvrage, C'ÉTAIT ANTONIN ARTAUD, référence souhaitée par Claude Durand au fameux C'ÉTAIT DE GAULLE, paru chez Fayard en 1994. L'humour de la référence ne m'avait pas déplu.

Intraduisible en portugais, le titre français, est devenu EIS ANTONIN ARTAUD. Ce qui dévoile une des perspectives de l'ouvrage : VOICI L'HOMME. ECCE HOMO. VOICI ANTONIN ARTAUD et son siècle.

Antonin Artaud, « Homme Océan », comme le rappelle la Gazeta de Alegoas du 01 01 2012 (« Artaud, O Homen Oceano »). Homme Monde, qui a touché à tous les modes d'expression : théâtre, écriture, cinéma, dessin, radio, et dont la pensée n'a cessé de déboucher sur de nouveaux rivages.

« Eis Antonin Artaud »

Un des premiers articles